IV

MANON

 

77

 

PREMIÈRE URGENCE.

Régler mes comptes avec Stéphane Sarrazin.

Le gendarme avait toujours su que Manon était vivante. Lorsqu’il avait obtenu la charge de l’enquête Simonis, il avait dû consulter le dossier de 1988. Il prétendait que ce dossier n’existait plus mais il mentait, j’en étais sûr maintenant. Il avait dû aussi contacter Setton, devenu préfet, et les autres enquêteurs. Il savait tout. Pourquoi ne m’avait-il pas dit l’essentiel ? Je franchis de nouveau la frontière, la rage au ventre. Et tentai de retracer les faits de l’époque.

 

Novembre 1988.

Craignant le harcèlement des médias, la mère et les responsables de l’enquête se mettent d’accord pour cacher la survie de l’enfant. Le juge de Witt, le commandant Lamberton, le commissaire Setton, les avocats ferment leur gueule. Quant au procureur, il lâche quelques communiqués sibyllins, pour donner le change, puis plus rien. Le secret de l’instruction, verrouillé à double tour.

 

Décembre 1988.

Sylvie Simonis vit une période d’intense confusion. Elle vient de tuer sa propre fille pour détruire le diable qui est en elle, mais l’enfant a survécu. Que peut-elle penser ? Je devine : chrétienne, Sylvie voit dans cette résurrection l’action de Dieu. C’est l’histoire d’Abraham. Yahvé n’a pas voulu qu’elle sacrifie sa fille. Sylvie donne une autre chance à Manon. Le miracle a sans doute purifié son âme  – et chassé la Bête.

La suite, je la voyais bien nette, sur fond de prières et de planques. Sylvie avait élevé Manon en secret, quelque part dans les vallées du Jura. Ou ailleurs. Un détail prenait maintenant son sens : les virements sur un compte suisse, depuis quatorze ans. Ils n’étaient destinés ni à un maître chanteur, ni à Sylvie elle-même. Mais aux tuteurs de sa fille ! Qui étaient-ils ? Manon avait-elle vécu en Suisse ? Avait-elle conservé son véritable nom ?

Sarrazin avait intérêt à se mettre à table.

Il m’avait donné son adresse personnelle. Il n’habitait pas la caserne de Trepillot mais une maison isolée, à la sortie sud de Besançon. La baraque appartenait à un hameau : « Les Mulots ». Sarrazin m’avait parlé d’un chalet à l’écart. Je contournai la ville et repérai l’enseigne.

En contrebas de la route, le toit de bois flottait dans l’obscurité.

Je m’arrêtai cinquante mètres avant, à l’abri des regards, et attrapai mon sac. Je saisis la housse en cordura, y puisai les pièces détachées du Glock 21 et montai l’arme en toute rapidité. Je glissai un chargeur de balles Arcane et fis monter une cartouche dans le canon. Je soupesai l’engin. Bien qu’en polymères, il était plus lourd que le 9 mm Para. Un automatique compact, ravageur, qui correspondait, exactement, à mon état d’esprit.

À 2 heures du matin, j’espérais surprendre Sarrazin dans son lit et lui remettre les idées en place.

Je sortis sans bruit, arme au poing. L’averse s’était arrêtée. La lune réapparaissait, affûtant son reflet sur l’asphalte détrempé. Je descendis vers le chalet et stoppai sur le seuil. La porte d’entrée était ouverte  – une flaque de pluie s’écoulait dans l’entrebâillement. Mauvais présage. J’évitai la flotte et me glissai à l’intérieur, en alerte maximum. Après le vestibule, un salon rectangulaire, ponctué de trois fenêtres.

Une voix me prévenait d’un désastre mais je la maintenais encore à distance.

J’appelai :

— Sarrazin ?

Pas de réponse. Je croisai la cuisine, une chambre, parfaitement rangée, et trouvai l’escalier. J’étais parcouru de tremblements, renforcés encore par mes vêtements mouillés.

— Sarrazin ?

Je n’attendais plus de réponse. Le lieu puait la mort.

En haut des marches, nouveau couloir. Nouvelle chambre. Celle de Sarrazin, sans doute. Je jetai un œil. Vide, impeccable. Je repris espoir. Le militaire était peut-être parti en mission ?

Un bourdonnement me répondit.

Des mouches, derrière moi. En cohortes.

Je suivis les insectes, qui se groupaient au fond du couloir, autour d’une porte entrouverte. La salle de bains. Les mouches vrombissaient, s’agglutinaient autour des gonds. L’odeur de pourriture était maintenant perceptible. Je m’approchai. Je rengainai mon arme, retins mon souffle et poussai la porte avec le coude.

L’infection de la chair en décomposition me sauta au visage. Stéphane Sarrazin était lové dans sa baignoire, pleine d’une eau brune et figée. Son torse dépassait de la surface, sa tête renversée en arrière, dans une cambrure de souffrance. Son bras droit pendait à l’extérieur, évoquant le Marat assassiné de David. Sur les carreaux du mur, au-dessus, des traînées de sang semblaient former un motif mais la réfraction de la lune éclaboussait la céramique. Je trouvai le commutateur.

Lumière crue sur l’horreur. Sarrazin n’avait plus de visage : il était écorché des sourcils au menton. Les doigts de sa main étaient brûlés. Son buste était ouvert du sternum jusqu’au pubis, qu’on devinait béant dans les flots sombres. Ses viscères s’étaient déroulés contre ses flancs et ses jambes repliées, offrant l’illusion d’une eau noire. Au-dessus, les mouches grondaient en vapeur incessante.

Je me reculai. Mes tremblements se transformaient en spasmes et je ne trouvais plus en moi aucune concentration, aucune acuité pour analyser la scène de crime. Je n’avais qu’un désir : foutre le camp. Mais je me forçai à regarder encore.

J’aperçus près de la baignoire un débris sans équivoque : le sexe de Sarrazin. Le tueur avait castré le militaire. Maintenant, avec le recul, je contemplai à nouveau les marques sur le mur de faïence. Elles dessinaient une phrase, en lettres de sang : le meurtrier avait utilisé le sexe de sa victime comme un pinceau. En longues capitales, il avait inscrit :

 

TOI ET MOI SEULEMENT.

 

L’écriture était celle du confessionnal.

Et j’étais certain que le message, encore une fois, s’adressait à moi.

 

78

 

JE M’ÉLOIGNAI à pleine vitesse de Besançon. Une seule idée maintenant sous mon crâne : le tueur ne pourrait expier ses crimes qu’avec son propre sang. C’était désormais la loi du talion. Œil pour œil. Sang contre sang.

Dans un village endormi, je repérai une cabine téléphonique. Je m’arrêtai et contactai le Centre Opérationnel de Gendarmerie de Besançon. Appel anonyme. Un nouveau nom sur la nécro du dossier. Presque une routine.

Puis la route à fond.

Mes pensées viraient au pur cauchemar. Le diable voulait que je suive sa trace  – moi, et moi seul. Et il m’attendait, quelque part dans une vallée du Jura, je protège les sans-lumière. Un diable qui veillait sur ses créatures et qui les vengeait de la pire façon, éliminant maintenant Sarrazin, enquêteur trop curieux.

Un hôtel, en urgence.

Une chambre, un lieu scellé, où prier pour le salut du gendarme et, peut-être, dormir quelques heures. Je repérai en bord de route un bâtiment surmonté d’un néon éteint. Je ralentis. C’était bien un hôtel, sans style, mangé par du mauvais lierre. Un deux-étoiles pour voyageurs de commerce.

Je réveillai l’hôtelier et me fis guider jusqu’à ma chambre. J’ôtai mes vêtements, plongeai sous la douche puis priai en caleçon dans l’obscurité. Je priai et priai encore pour Sarrazin. Sans parvenir à effacer mes soupçons. Malgré son agonie, malgré notre accord, je suspectais encore chez le gendarme un versant caché. Les fameux 30 % de culpabilité...

Je redoublai de ferveur dans ma prière, jusqu’à ce que mes genoux, sur le tapis élimé, me fassent mal. Alors seulement, je me glissai dans les draps. J’éteignis la lumière et laissai mes pensées courir, sans ordre ni logique.

Les questions surgissaient dans ma conscience comme les grains de verre colorié d’un kaléidoscope. À chaque seconde, les motifs changeaient, dessinant des vérités contradictoires, des interrogations en abîme, des angoisses démultipliées.

Puis le sujet Manon réapparut et s’amplifia, au point d’occuper tout mon esprit. Je me concentrai sur elle, pour mieux écarter les autres énigmes. Si elle était réellement vivante, quelle pouvait avoir été sa vie ?

Je m’enfonçai encore dans mes pensées, quittant Manon pour rejoindre Luc. Était-il allé plus loin que moi encore ? Avait-il retrouvé Manon, vivante, âgée de vingt-deux ans ? Était-ce cette découverte qui l’avait poussé au suicide ?

Je me réveillai avec la lumière du jour.

8 h 30. Je m’habillai et fourrai mes fringues de la veille au fond de mon sac. Puis descendis boire un café dans le restaurant vide de l’hôtel, jetant un coup d’œil aux journaux du matin. Rien sur les meurtres de Bucholz et de Moraz  – on était à près de mille kilomètres de Lourdes. Rien sur le corps de Sarrazin : trop tôt.

Une journée de sursis pour appliquer ma stratégie.

Remonter l’histoire du sauvetage de Manon.

Trente minutes plus tard, je stoppai devant la caserne des pompiers de Sartuis. Le ciel était bleu, les nuages blancs. Tout semblait calme. La nouvelle de la mort de Sarrazin n’était toujours pas parvenue. Personne ne bavardait dans la cour, personne n’écoutait son cellulaire, les yeux exorbités.

Juste un samedi comme un autre.

Je contournai le hangar principal en grelottant. Sur l’aile droite, un jeune pompier coiffé en brosse promenait sans enthousiasme un jet d’eau sur la dalle de ciment. Je l’interpellai. Il arrêta son Karcher, s’y reprenant à plusieurs fois pour stopper le déluge, puis demanda d’une voix de fausset, les yeux fixés sur ma carte de flic :

— C’est pour quoi ?

— Une vieille histoire. Manon Simonis. Une petite fille noyée, en novembre 1988. Je cherche les sauveteurs qui ont récupéré le corps.

— Pour ça, il faudrait voir le commandant, il...

— Qu’est-ce qui se passe ici ?

Un homme corpulent apparut derrière le pompier. Cinquante ans, bien marqués sur le visage, des cheveux coiffés au râteau, un nez en patate. Des galons d’argent brillaient sur les épaulettes de son pull.

— Commandant Mathieu Durey, fis-je d’une voix martiale. J’enquête sur le meurtre de Manon Simonis.

— En quel honneur ? Il y a prescription depuis longtemps.

— Il y a des faits nouveaux.

— Tiens donc. Lesquels ?

— Je ne peux rien dire.

J’étais en train de me griller mais il me fallait l’information, coûte que coûte. Le reste était accessoire. L’officier fronçait les sourcils dans la clarté matinale. Mille rides convergeaient autour de ses yeux. Il demanda d’un ton intrigué :

— Pourquoi venir chez nous ?

— Je voudrais interroger les pompiers qui ont participé à l’émersion de l’enfant.

— J’étais de l’équipe. Qu’est-ce que vous voulez savoir ?

— Vous vous souvenez de l’état du corps ?

— Je ne suis pas médecin.

— La petite fille était bien morte ?

Le gradé lança un coup d’œil étonné à l’aspirant. J’insistai :

— Il n’y a aucune chance pour que Manon ait été réanimée ?

Il paraissait maintenant déçu : il venait d’accorder son attention à un fou.

— La petite avait passé au moins une heure dans l’eau, répondit-il. La température de son corps était descendue sous la barre des vingt degrés.

— Son cœur ne battait plus ?

— Quand on l’a repêchée, elle ne présentait plus le moindre signe d’activité physiologique. Peau cyanosée. Pupilles dilatées. Qu’est-ce qu’il vous faut de plus ?

Je n’arrêtais pas de frissonner dans mon trench-coat. Je demandai encore :

— Où le corps a-t-il été transféré ?

— Je ne sais pas.

— Vous n’avez pas parlé avec les urgentistes ?

Son regard fit la navette entre moi et son acolyte puis il admit :

— Tout s’est passé très vite. Le Samu avait un hélicoptère.

Je remontai mentalement les images et les fis défiler à bonne vitesse. 12 novembre 1988, 19 heures. Pluie battante. Les gendarmes découvrent le corps, sur le site d’épuration. Les pompiers plongent aussitôt dans le puits. La civière remonte à la lueur des projecteurs et des gyrophares. Alors, les urgentistes décident d’utiliser un hélicoptère. Pourquoi ? Où avaient-ils emmené Manon ? L’officier proposa :

— Ils ont dû la transporter à Besançon. Pour l’autopsie.

— L’hélicoptère du Samu, demandai-je, où stationne-t-il ? À Besançon ?

L’homme me dévisageait, comme pour déceler un sens caché dans mes questions. Il déclara, en secouant la tête :

— Pour ce genre de transports, on fait appel à une boîte privée, à Morteau.

— Quel nom ?

— Codelia. Mais je ne suis pas sûr que ce soit eux qui...

Je remerciai les deux pompiers d’un signe de tête et courus vers ma voiture.

Un quart d’heure plus tard, je retrouvais la capitale de la saucisse, tassée au fond de sa petite vallée. L’héliport se situait à la sortie de la ville, sur la route de Pontarlier. Un entrepôt de tôle ondulée, s’ouvrant sur une piste d’atterrissage circulaire. Un seul hélicoptère attendait sur le tarmac.

Je stoppai cent mètres avant et réfléchis. C’était quitte ou double : soit les hommes de permanence étaient de bonne composition et m’ouvraient leurs archives, soit ma carte de flic ne suffisait pas et ma piste se fermait d’elle-même. Je ne pouvais pas prendre ce risque.

Je redémarrai, dépassai l’héliport puis me rangeai après le premier virage, sous les arbres. Je revins à pied, abordant le hangar par l’arrière. Je lançai un regard sur le côté. Trois hommes discutaient sur la piste, près de l’hélicoptère. Avec un peu de chance, les bureaux seraient vides.

Je longeai le mur et pénétrai dans l’entrepôt. Mille mètres carrés d’un seul tenant. Deux hélicoptères, à moitié démontés, évoquant des insectes aux ailes démantibulées. Personne. Surplombant l’atelier, à gauche, une mezzanine abritait une salle vitrée. Pas un mouvement là-haut non plus.

Je grimpai les marches et poussai la porte de verre. Un ordinateur était en veille sur le bureau principal. J’appuyai sur la touche d’espacement. L’écran s’alluma, avec sa série d’icônes. J’étais en veine. Tout était là, soigneusement titré : les déplacements, les clients, les moyennes de consommation de kérosène, les carnets d’entretien, les factures...

Pas de mot de passe, pas de listings labyrinthiques, pas de logiciels inconnus. Une superveine. Je cliquai sur le document « Urgences », et trouvai un dossier pour chaque année.

Bref regard par la baie vitrée : toujours personne en vue. J’ouvris « 1988 » et fis défiler la liste jusqu’à novembre. Les missions dans la région n’étaient pas nombreuses. Je repérai la feuille de route qui m’intéressait :

Jet-Ranger 04

18 novembre 1988, 19 h 22, appel xm 2453 : SAMU/Hôpital Sartuis.  destination : Site d’épuration Sartuis.

Carburant : 70 %.

18 novembre 1988, 19 h 44, transfert xm 2454 : SAMU/Hôpital Sartuis.  destination : annexe des Champs-Pierres du CHU Vaudois (CHUV) Lausanne, Service de Chirurgie Cardiovasculaire.  contact : Moritz Beltreïn, chef de service.

Carburant : 40 %.

J’accusai le coup. Manon n’avait pas été transférée dans un hôpital de Besançon. L’hélicoptère avait franchi la frontière suisse et s’était directement rendu à Lausanne. Pourquoi là-bas ? Pourquoi ce service  – chirurgie cardiovasculaire  – pour accueillir une enfant noyée ?

Les synapses de mon cerveau fonctionnaient à la vitesse du son. Je devais rencontrer l’urgentiste qui avait assuré le transfert de Manon Simonis. L’idée de cette destination ne pouvait venir que de lui.

— Qu’est-ce que vous foutez là ?

Une ombre entra dans mon champ de vision, sur la gauche.

— Je vais vous expliquer, fis-je avec un large sourire.

— Ça va être difficile.

L’homme serrait les poings. Un mètre quatre-vingt-dix, cent kilos minimum. Pilote ou technicien. Un colosse capable de déplacer un hélicoptère à mains nues.

— Je suis policier.

— Va falloir trouver mieux, mon gars.

— Laissez-moi vous montrer ma carte.

— Tu bouges, je t’assomme. Qu’est-ce que tu fous dans notre bureau ?

Malgré la tension, je ne songeai qu’à ma découverte. Le CHUV de Lausanne, chirurgie cardiovasculaire. Pourquoi cette destination ? Y avait-il dans ce département un magicien susceptible de réanimer Manon ?

Le type s’approcha du bureau et attrapa le téléphone :

— Si t’es vraiment flic, on va appeler tes collègues de la gendarmerie.

— Aucun problème.

Je pensai au gâchis de temps : les explications au quartier-général de Morteau, les appels à Paris, la nouvelle de la mort de Sarrazin qui viendrait ajouter à la confusion. Au moins trois heures de grillées. Je ravalai ma colère derrière mon sourire.

Avant que le gaillard ne décroche, le téléphone sonna. Il porta le combiné à son oreille. Son expression changea. Il attrapa un bloc, nota des coordonnées puis marmonna :

— On arrive.

Il raccrocha et posa les yeux sur moi.

— On peut dire que t’as du bol. (Il désigna la porte.) Tire-toi.

Sauvé par le gong. Une urgence qui tombait à pic. Je partis à reculons vers le seuil et plongeai dans l’escalier. À mi-course, le gus me dépassa. Il sauta sur le sol puis bondit dehors, tenant une feuille à la main, son autre bras mimant l’hélice au-dessus de sa tête. Aussitôt, les autres types foncèrent vers l’hélicoptère. Quand les pales entrèrent en mouvement, j’avais déjà franchi le portail de l’héliport.

L’engin décolla alors que je continuais à marcher. Il frôla les cimes du sous-bois, arrachant les dernières feuilles rouges aux arbres. Je levai les yeux  – il me sembla que le pilote, le colosse du bureau, m’observait à travers la vitre du cockpit.

Je démarrai à mon tour, dans le tourbillon de feuilles et de brindilles propulsé dans les airs. Lausanne.

La clé de l’affaire était là-bas.

 

79

 

L’ANNEXE des Champs-Pierres du Centre Hospitalier Universitaire Vaudois se situait dans les hauteurs de Lausanne, près de la rue Bugnon, non loin du CHUV lui-même. C’était un petit bâtiment de trois étages, dressé parmi des jardins à la japonaise. Cailloux gris et petits pins serrés.

Je remontai à pied l’allée centrale. Les conifères étaient taillés au cordeau et des globes de lumière semblaient suspendus au ras des graviers. L’ensemble était à la fois apaisant, comme un vrai jardin zen, et inquiétant, comme le labyrinthe de Shining. Le ciel s’était couvert. Une brume flottait, évoquant des pollens de fleurs de cerisier.

Le service de chirurgie cardiovasculaire se trouvait au deuxième étage. Le nom du médecin qui avait accueilli le corps de Manon était imprimé dans ma mémoire : Moritz Beltreïn. Opérait-il encore ici, quatorze ans après ? Je trouvai, à l’entrée du département, une minuscule zone de réception. Derrière le comptoir, une jeune femme se détachait, sans blouse ni téléphone, sur un poster de vallons suisses.

Je demandai, d’un ton aimable, à voir le médecin.

Elle me sourit. Elle était jolie et ce détail parvint à m’atteindre, malgré tout. Elle m’observait sous ses cheveux noirs coiffés à l’indienne, grignotant des Tic-Tac. J’insistai :

— Il ne travaille plus ici ?

— C’est le grand patron, fit-elle enfin. Il n’est pas encore là, mais il va passer. Il vient chaque jour, même le week-end. En milieu de journée.

— Je peux l’attendre ?

— Seulement si vous me faites la conversation.

Je feignis de me prendre au jeu et empruntai une expression amusée. Je ne sais pas à quoi je ressemblais mais mes efforts la firent éclater de rire. Elle souffla :

— Je m’appelle Julie. (Elle me serra vigoureusement la main.) Julie Deleuze. Je travaille ici seulement le week-end. Un boulot d’étudiante. Pour la conversation, vous n’êtes pas obligé...

Je m’accoudai et souris franchement. Je hasardai quelques questions personnelles  – études, vie quotidienne, loisirs à Lausanne. J’étais en pilotage automatique. Chaque question me demandait tant de peine que je n’entendais pas les réponses.

Un téléphone invisible sonna. Elle plongea sa main sous le comptoir et répondit. Elle m’envoya un clin d’œil, attrapant un nouveau Tic-Tac. Elle avait le teint mat des squaws trop maquillés, dans les westerns allemands des années soixante.

— C’était lui, annonça-t-elle en raccrochant. Il est dans son bureau. Vous pouvez y aller.

— Vous ne l’avez pas prévenu ?

— Pas la peine. Vous frappez. Vous entrez. Il est très sympa. Bonne chance.

Je reculai. Elle demanda :

— Vous reviendrez ?

Ses yeux se plissèrent entre ses mèches soyeuses et noires. Ils étaient verts  – d’un vert anisé et léger.

— Il y a peu de chances, fis-je. Mais je garde votre sourire avec moi.

C’était la seule bonne réponse. Lucide et optimiste. Elle rit, puis précisa :

— Derrière vous. Le couloir. La porte du fond.

Je tournai les talons. En quelques pas, j’avais déjà oublié la fille, les yeux, tout. Je n’étais plus qu’un bloc tendu vers la nouvelle étape.

Je frappai à la porte, obtins aussitôt une réponse. En tournant la poignée, je fis une brève prière pour Manon.

Une Manon vivante.

L’homme était debout dans la pièce blanche, classant des dossiers dans une armoire métallique. Râblé, il mesurait à peine un mètre soixante-cinq. De grosses lunettes, une frange basse. La ressemblance avec Elton John était frappante, sauf que ses cheveux étaient gris. Il devait avoir une soixantaine d’années mais sa tenue  – jean délavé et laine polaire  – évoquait plutôt un étudiant de Berkeley. Il portait aux pieds des Stan Smith. Je m’enquis :

— Vous êtes bien Moritz Beltreïn ?

Il acquiesça puis désigna un siège devant son bureau :

— Asseyez-vous, ordonna-t-il sans lever le nez du dossier qu’il tenait.

Je ne bougeai pas. Quelques secondes passèrent. Je détaillai encore mon hôte. Sa silhouette évoquait une masse, d’une lourdeur inhabituelle. Comme si sa structure osseuse était particulièrement dense, compacte. Enfin, il leva les yeux :

— Que puis-je faire pour vous ?

Je précisai mon pedigree. Nom. Origine. Activité. L’expression du chirurgien, coupée de moitié par la frange et les lunettes, était indéchiffrable.

— Je répète ma question, dit-il d’une voix neutre. Que puis-je faire pour vous ?

— Je m’intéresse à Manon Simonis.

Un sourire apparut. Ses pommettes larges touchèrent la monture géante. Ses lunettes étincelaient mais les verres étaient opaques.

— J’ai dit quelque chose de drôle ?

— Il y a quatorze ans que j’attends quelqu’un comme vous.

— Comme moi ?

— Un étranger à l’affaire, qui aurait enfin compris la vérité. Je ne sais pas quel chemin vous avez pris, mais vous êtes arrivé à destination.

— Elle est vivante, n’est-ce pas ?

Il y eut un silence. Ce fut comme un aiguillage cosmique. Un pivot sur lequel, je le sentais, allait s’orienter toute ma vie. Selon la réponse que j’allais obtenir, mon existence et même, d’une certaine façon, tout l’univers, allaient prendre une direction décisive.

— Elle est vivante, oui ou non ?

— Quand j’ai connu Manon, elle était morte. Mais pas assez pour que je ne puisse la ranimer.

Je m’écroulai sur le siège. Je parvins à dire :

— Racontez-moi toute l’histoire. C’est très important.

Mon ton suppliant m’avait trahi. Il demanda, intrigué :

— Pour votre enquête ou pour vous-même ?

— Quelle différence cela fait ?

— Votre enquête : où en est-elle ?

— Je vous le dirai quand vous m’aurez parlé. Ce que vous allez me dire déterminera la signification de tout le reste.

Il eut un hochement de tête. Il prenait bonne note. Il rangea le classeur qu’il tenait encore puis libéra un profond soupir, comme s’il devait se plier à un devoir, écrit sur les tables de la Loi. Il s’assit en face de moi :

— Vous connaissez l’affaire. Je veux dire : d’un point de vue criminel. Vous savez qu’un appel anonyme a orienté les recherches vers un puits où...

— Je connais le dossier par cœur.

— Les gendarmes se sont donc orientés vers les puits les plus proches de la cité des Corolles. Ils étaient déjà accompagnés par une équipe de médecins. Quand les urgentistes ont découvert l’enfant, ils ont constaté sa mort. Pupilles fixes, cœur arrêté, température centrale à 23°. Aucun doute sur le décès. Pourtant, le médecin, un homme du nom de Boroni, avait travaillé dans mon service l’année précédente. Il connaissait ma spécialité.

— Quelle est au juste votre spécialité ?

Depuis le départ, je ne voyais pas ce qu’un chirurgien cardiovasculaire avait à voir avec la réanimation.

— L’hypothermie, répondit Beltreïn. Depuis près de trente ans, je m’intéresse aux phénomènes physiologiques provoqués par le froid. Comment, par exemple, l’irrigation sanguine du corps peut ralentir dans de telles circonstances. Mais revenons à Manon. Cet homme, Boroni, savait qu’en cas de grand froid, il reste un espoir, infime, lorsque la mort est déclarée. Il a donc procédé comme si l’enfant était vivante. Il a appelé l’hélicoptère qui participait aux recherches et m’a contacté au CHUV. Si on compte le temps du trajet, le corps allait être privé de vie durant au moins soixante minutes. Ce qui réduisait nos chances à zéro. Pourtant, cela valait le coup de tenter ma méthode. Savez-vous ce qu’est une machine « by-pass » ?

Le nom réveillait des souvenirs vagues. Beltreïn poursuivit :

— Dans chaque bloc opératoire, il existe une machine de circulation extracorporelle qu’on utilise pour refroidir le sang des patients avant une importante intervention. Le système consiste à extraire le sang du malade, à le refroidir de quelques degrés, puis à le réinjecter. On pratique cette opération plusieurs fois afin de créer une hypothermie artificielle.

Mon souvenir se précisa. On avait eu recours à cette même machine pour sauver Luc. Ironie incroyable de l’histoire. J’achevai son exposé :

— Vous vouliez l’utiliser de manière inverse, afin de réchauffer le sang de l’enfant.

— Exactement. J’avais déjà tenté cette expérience, une première fois, en 1978, sur un petit garçon mort d’asphyxie. La méthode avait permis de le réanimer. Dans les années quatre-vingt, j’ai réitéré plusieurs fois l’opération. Aujourd’hui, c’est une technique couramment utilisée, aux quatre coins de la planète. (Un sourire d’orgueil lui échappa.) Une technique dont je suis l’inventeur.

Il laissa passer un intervalle, afin que je mesure toute la grandeur de son génie, puis continua :

— Le sang de Manon est passé une première fois dans la machine puis a été réinjecté, à la même température, mais réoxygéné. Nous avons ensuite tenté un nouveau cycle, cette fois à 27°, puis un autre, à 29... Lorsque nous avons atteint 35°, les moniteurs ont marqué un signe. Après un nouveau cycle, les oscillations ont repris sur les écrans. À 37°, les battements cardiaques sont devenus réguliers. Manon, après avoir été cliniquement morte pendant près d’une heure, était revenue à la vie.

Les explications de Beltreïn cadraient avec ma volonté cartésienne. Pour la première fois, on ne me parlait pas de miracle. Ni de Dieu, ni du diable. Seulement d’une prouesse médicale. Le toubib parut suivre ma pensée :

— La rémission de Manon ressemblait à un prodige. Elle s’expliquait en réalité par la convergence de trois facteurs favorables, qui tenaient tous à l’âge de la petite fille.

— Quels facteurs ?

— D’abord, les proportions de son corps. Manon était une enfant chétive. Elle ne pesait pas quinze kilos. Ce poids a favorisé un refroidissement immédiat. Son corps s’est mis en hibernation. Le cœur a commencé à battre plus lentement  – de quatre-vingts pulsations-minute, il est descendu à quarante pulsations. Les réactions biochimiques ont diminué elles aussi. La consommation d’oxygène des cellules a considérablement baissé. Ce fait est essentiel. Il a permis au cerveau de fonctionner encore, en bas régime, alors qu’il n’était plus irrigué par la circulation sanguine.

Beltreïn était lancé, mais je l’interrompis :

— Vous parlez d’un corps qui tournait au ralenti, mais Manon était déjà noyée, non ? Ses poumons devaient être saturés d’eau.

— Justement non. C’est le deuxième facteur positif. La petite fille s’est asphyxiée, elle ne s’est pas noyée. Pas une goutte d’eau n’a pénétré sa gorge.

— Expliquez-vous.

— Les enfants possèdent un « diving reflex ». Pensez aux bébés nageurs. Lorsqu’on les immerge, ils ferment instinctivement leurs cordes vocales afin d’empêcher l’eau de pénétrer dans leurs poumons. Dans le puits, Manon s’est coupée de l’environnement extérieur et s’est mise à fonctionner en circuit fermé.

J’eus une vision, fantasmagorique, de l’intérieur du corps de Manon. Les organes rouges et noirs, battant à très faible rythme, préservant la moindre parcelle de vie dans l’eau glacée. Beltreïn rajusta ses lunettes :

— Il y a des théories au sujet de ce réflexe. Certains pensent qu’il s’agit d’un vestige archaïque, lié à nos origines aquatiques. Quand un dauphin ou une baleine plonge sous l’eau, un mécanisme inné coupe instantanément sa respiration et concentre son sang vers les organes vitaux. C’est exactement ce qui s’est passé pour Manon. Le temps de son immersion, elle s’est transformée en petit dauphin. Elle s’est réfugiée, pour ainsi dire, au fond d’elle-même. De là à évoquer une paléomémoire...

À nouveau, Beltreïn se tut, laissant planer les résonances de son discours. Le prodige de cette survie était plus spectaculaire encore qu’il ne le pensait. Une petite fille soi-disant possédée, assassinée par sa mère, avait survécu grâce à sa mémoire de dauphin...

— À ce stade, reprit-il, il faut que vous compreniez un fait essentiel. Il n’y a pas eu lutte.

— Vous voulez dire entre Manon et son assassin ?

— Non. Entre Manon et la mort. Elle ne s’est pas débattue. Le froid l’a aussitôt saisie et pétrifiée. C’est à cela qu’elle doit sa survie.

Le moindre effort aurait précipité sa noyade. D’une certaine façon, la petite fille a accepté la mort. C’est un des secrets de mes recherches. Si on accepte le néant, si on se laisse glisser vers lui, on peut demeurer en suspens dans une sorte... d’intermonde. Une demi-mort, qui est aussi une demi-vie...

Je songeai à cette parenthèse cruciale dans l’existence de la petite fille. Qu’avait vu Manon durant ce « temps d’arrêt » ? Le diable, vraiment ? Pour l’heure, je me concentrai sur les aspects physiologiques de sa traversée :

— Vous avez parlé de trois facteurs.

— J’aime les policiers, sourit-il. Vous êtes des élèves attentifs.

Il fit claquer ses lèvres :

— Le troisième facteur concerne la rémission complète de Manon. Malgré tout ce que je vous ai expliqué, on pouvait craindre de graves séquelles. Or, à son réveil, Manon était en parfaite possession de ses fonctions cognitives. Pas de problème d’élocution. Pas de difficultés de raisonnement. Seule sa mémoire marquait une relative amnésie. Mais son cerveau fonctionnait à merveille.

— Quelle est l’explication ?

— Son âge, encore une fois. Plus un cerveau est jeune, plus il possède de cellules. Ce qui signifie qu’il dispose d’un vaste territoire pour répartir ses fonctions. Il est évident que l’organe de Manon a subi des lésions mais ses capacités mentales se sont naturellement placées ailleurs, là où les neurones étaient encore valides. C’est ce qu’on appelle la mobilité cérébrale. On a vu des enfants accidentés regrouper toute leur activité mentale dans un seul hémisphère.

Cette allusion à l’amnésie m’inspira une pure question de flic :

— À son réveil, elle se souvenait de la scène du crime ? A-t-elle dit quelque chose sur son agresseur ?

Il balaya d’un geste cette idée :

— Je ne l’ai pas questionnée sur ces faits. C’était le travail des enquêteurs.

— Ils l’ont interrogée ?

— Oui. Mais elle ne se souvenait plus de l’épisode du site d’épuration. Un blocage. C’est assez fréquent au sortir d’un coma. L’amnésie peut même être volontaire. Le cerveau profite, en quelque sorte, du traumatisme pour occulter un épisode qui lui est désagréable.

Manon avait effacé cette scène horrible, mais sa mère, elle, devait être encore sous le choc. Elle avait dû voir dans cette amnésie une deuxième chance pour elle. Et leur avenir. Si Manon ne se souvenait de rien, tout pouvait recommencer. Toujours le doigt de Dieu...

Beltreïn enchaîna, tombant à pic dans mon raisonnement :

— Quand j’ai annoncé la résurrection de Manon à sa mère, elle a pris une décision étrange. Ne pas révéler cette survie. Peut-être craignait-elle la menace de l’assassin. Ou le battage médiatique, je ne sais pas. Dans tous les cas, nous nous sommes organisés avec le juge, le parquet, les enquêteurs, pour ne pas communiquer l’événement.

— J’ai enquêté à Sartuis. Je n’ai trouvé aucune trace de son existence secrète.

— Et pour cause. Manon est restée ici, en Suisse. Ses grands-parents se sont installés à Lausanne.

— Vous voulez dire les parents de Frédéric, le père de Manon ?

— Oui. Je crois que Sylvie, la mère, était orpheline.

Les virements bancaires effectués en Suisse. Les grands-parents, riches industriels, n’avaient pas besoin de cet argent mais Sylvie avait voulu payer, chaque mois, une pension. Une à une, les pièces de l’écheveau trouvaient leur place.

— Vous êtes resté en contact avec Manon ?

— Je ne l’ai jamais perdue de vue.

— Qu’a-t-elle fait ? Je veux dire : quelle a été sa vie ?

— Une existence tout à fait ordinaire. Une jeunesse helvétique, pleine de joie de vivre. Manon est la gaieté incarnée.

— Elle a suivi des études ?

— Biologie. À Lausanne. Elle est actuellement en maîtrise.

Je ressentis un pincement dans la poitrine. Beltreïn parlait de Manon Simonis au présent. La jeune fille vivait, respirait, riait quelque part. Mais j’éprouvais une obscure appréhension.

— Où est-elle aujourd’hui ?

Le médecin se leva sans répondre et se plaça devant la fenêtre. Je répétai, la voix altérée :

— Où est-elle ? Je peux la voir ?

Beltreïn repoussa ses lunettes, d’un coup d’index, et se tourna vers moi :

— C’est tout le problème. Manon a disparu.

Je bondis de mon siège :

— Quand ?

— Après la mort de sa mère. En juin dernier. Manon a été interrogée par les gendarmes français puis elle s’est évaporée.

À peine apparu, le fantôme m’échappait à nouveau. Je retombai dans mon fauteuil, ne pouvant y croire :

— Vous n’avez plus de nouvelles ?

— Non. Le meurtre de sa mère a réveillé les terreurs de son enfance. Elle a fui.

— Je dois la localiser. Absolument. Avez-vous une piste, un indice ?

— Rien. Tout ce que je peux faire, c’est vous donner son identité suisse et son adresse, à Lausanne.

— Elle a changé de nom ?

— Évidemment. Après sa résurrection, sa mère a souhaité la faire repartir à zéro. (Il écrivait sur son bloc d’ordonnances.) Depuis quatorze ans, Manon Simonis s’appelle Manon Viatte. Mais ces renseignements ne vous serviront à rien. Je la connais bien. Elle est assez intelligente pour ne pas se faire surprendre.

J’empochai les coordonnées. Le profil de Manon ne cadrait pas avec les portraits des autres Sans-Lumière. À priori, il n’y avait rien de maléfique dans cette jeune fille.

— Vous avez une photo d’elle ? Une photo récente ?

— Non. Jamais de photo. Je vous ai dit que Manon menait une existence normale. Ce n’est pas tout à fait exact. Elle a vécu dans la peur, dans l’obsession du meurtrier de son enfance. Elle a suivi plusieurs psychothérapies, ici, à Lausanne. Elle était fragile. Très fragile. Sa mère et ses grands-parents la protégeaient. À sa majorité, Manon est devenue indépendante mais elle a continué à vivre sur ses gardes. Pour le moindre déplacement, elle prenait des précautions exagérées. Son appartement était un vrai coffre-fort. Et elle fuyait les appareils photo comme la peste. Elle ne voulait pas que son visage s’imprime quelque part. Elle ne voulait laisser aucune trace. Jamais. C’est dommage. (Il marqua un temps.) Elle me manque terriblement aujourd’hui.

Retour à la case départ, encore une fois.

— Pourquoi m’avoir raconté tout ça ? fis-je avec étonnement. Je ne vous ai même pas montré ma carte officielle.

— La confiance.

— Pourquoi cette confiance ?

— À cause de votre ami.

— Quel ami ?

— Le policier français. Il m’avait prévenu que vous viendriez.

Luc m’avait donc précédé ici aussi. Et il était certain que j’allais marcher sur ses traces. Avait-il déjà prévu de se suicider ? Je palpai mon manteau. J’avais encore sa photo, froissée dans ma poche.

— Vous parlez de cet homme ?

— Luc Soubeyras, oui.

— Vous lui avez tout raconté ?

— Je n’ai pas eu besoin. Il en savait déjà pas mal.

— Il savait que Manon était vivante ?

— Oui. Il était sur ses traces.

Un seul nom expliquait cette avance : Sarrazin. Le gendarme lui avait fait des révélations. Pourquoi à lui et pas à moi ? Luc possédait-il une monnaie d’échange ? Ou un moyen de pression sur le gendarme ?

— Que vous a-t-il dit d’autre ?

— Des choses délirantes. Il était, comment dire... exalté.

— Dans quel sens ?

— Si je peux me permettre, vous m’avez l’air plutôt nerveux mais votre ami, lui, frôlait la pathologie. Il prétendait que Manon était une miraculée. Et du diable, encore ! Comme une autre jeune fille, en Sicile.

— Qu’en pensez-vous ?

Beltreïn laissa fuser un rire sec :

— Je ne veux pas entendre ça. J’ai consacré mon existence à une méthode unique de réanimation. J’ai mis tout mon talent, toutes mes connaissances dans ces recherches. Ce n’est pas pour qu’on attribue mes résultats à des superstitions ou des soi-disant miracles !

— Luc vous a parlé des expériences de mort imminente ?

— Bien sûr. Selon lui, le diable avait communiqué avec Manon durant son coma.

— En tant que scientifique, que pensez-vous de cette hypothèse ?

— Absurde. On ne peut nier l’existence des NDE. Mais il n’y a rien de surnaturel ni de mystique dans ces expériences. Un banal phénomène biochimique. Une sorte d’éblouissement cérébral.

— Expliquez-moi.

— Les NDE ne sont provoquées que par l’asphyxie progressive du cerveau. Au seuil de la mort, le cerveau n’est plus irrigué. Il se produit alors une libération massive d’un neuromédiateur, le glutamate. On suppose que le cerveau, en réaction à cette saturation, libère une autre substance qui provoque le « flash ».

— Quelle substance ?

— Nous n’en savons rien. Mais des chercheurs suivent cette piste. Nous aurons, un jour ou l’autre, la réponse. Dans tous les cas, il ne s’agit pas d’une visite métaphysique. Ni de Dieu, ni du diable, ni d’aucun esprit frappeur !

La version de Beltreïn était rassurante. Mais je ne pouvais pas non plus y souscrire totalement. Toutes les révélations mystiques auraient pu être décrites de la même manière, en termes de sécrétions et de fusions chimiques. Cela n’enlevait rien à leur réalité ni à leur grandeur. Le médecin conclut :

— Luc Soubeyras m’avait prévenu que, lorsque vous viendriez, des choses graves seraient survenues. Que s’est-il passé ?

Encore une confirmation : Luc avait tout prémédité. Lorsqu’il avait visité Beltreïn, il savait déjà qu’il mettrait fin à ses jours. Ou craignait-il seulement d’être éliminé par ceux qui avaient essayé de me tuer ?

— Luc Soubeyras a tenté de se suicider.

— Il s’en est sorti ?

— C’est incroyable mais il a été sauvé par votre méthode. Il s’est noyé près de Chartres. Les urgentistes l’ont transféré dans un hôpital qui possédait une machine de transfusion sanguine. Ils ont appliqué votre technique. Actuellement, il est dans le coma.

Beltreïn ôta ses lunettes. Il se massa les paupières et je ne pus voir ses yeux. Lorsqu’il laissa tomber sa main, ses montures étaient déjà revenues en place. Il murmura d’une voix rêveuse :

— Extraordinaire, en effet... Il était tellement passionné par l’histoire de Manon. Il a donc été sauvé de la même façon. C’est une boucle fantastique pour votre affaire, non ?

Je me levai à mon tour, sans répondre. Je passai aux vérifications d’usage :

— Est-ce que le nom d’Agostina Gedda vous dit quelque chose ?

— Non.

— Raïmo  Rihiimäki ?

— Non. Qui sont-ils ? Des suspects ?

— Il est trop tôt pour vous répondre. Les crimes se succèdent. Les coupables aussi. Mais une autre vérité se cache derrière cette série.

— Vous pensez que Luc avait découvert cette vérité ?

— J’en suis sûr.

— Ce serait la raison de son suicide ?

— Je n’ai plus aucun doute non plus à ce sujet.

— Et vous suivez la même route ?

— N’ayez crainte. Je ne suis pas un kamikaze.

J’ouvris la porte. Beltreïn me rejoignit sur le seuil. Il m’arrivait à l’épaule mais il était deux fois plus large que moi :

— Si vous retrouvez Manon, faites-moi signe.

— Je vous le promets.

— Promettez-moi autre chose. Prenez des gants avec elle. C’est une jeune femme très... vulnérable.

— Je vous le jure.

— J’insiste. Son enfance l’a marquée à jamais.

Sa prévenance commençait à m’irriter. Je répondis sèchement :

— Je vous l’ai dit : je connais son dossier.

— Vous ne savez pas tout.

— Quoi ?

— Je dois vous révéler une chose que je n’ai dite à personne. Même pas à sa mère.

Je lâchai la poignée et revins dans le bureau, tentant toujours d’attraper le regard du médecin, au-dessus de son masque d’écaille. Impossible.

— Lorsque Manon a intégré mon service, nous avons procédé à une auscultation détaillée.

— Et alors ?

— Elle n’était plus vierge.

Mon sang se figea. Les anneaux du serpent se multipliaient encore une fois. Une nouvelle idée s’empara de moi. J’imaginais maintenant Cazeviel et Moraz dans la peau de terribles corrupteurs. C’étaient eux, et eux seuls, qui avaient débauché Manon. « Le diable sur son dos » n’était autre que ces deux salopards. Ils l’avaient influencée. Ils lui avaient donné des objets sataniques. Et ils l’avaient violée.

— Merci de votre confiance, fis-je d’une voix blanche.

En traversant les jardins zen, glacés de lumière, je me laissai aller à une autre spéculation. Si Sylvie Simonis avait connu ce fait à propos de sa fille, elle aurait soupçonné un autre coupable.

Satan en personne.

 

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